Les naturalistes et la Réserve

L’histoire de la Réserve, nous l’avons vu, n’a pas commencé en 1993 mais remonte au tout début des années 1960 avec les premiers lanceurs d’alerte, des naturalistes locaux bien décidés à faire reconnaitre et protéger la biodiversité extraordinaire de la Haute-Chaine et de sa périphérie. L’un d’eux, notre ami Jacques Bordon, nous a guidé.es dans notre plongée dans les archives, destinée à vous faire (re)vivre quelques moments forts de la gestation et des premiers pas de la Réserve, vus du côté des naturalistes.

Depuis la Haute-Chaine du Jura : vue sur ses deux versants

1962 — 1964. Premiers jalons vers une préservation de la Haute-Chaine
Dès les années 1960, un projet de protection des sommets de la Haute-Chaine est élaboré par quelques personnalités locales passionnées de botanique : le célèbre Dr Corcelle (qui sera aussi à l’origine de feu l’ACNJ), M. Moreau, pharmacien de Collonges ou encore le professeur Piquet. En avance sur leur époque, ils pressentent la nécessité de préserver les richesses naturelles de la Haute-Chaine des menaces qui la guettent. Le projet est rejeté par les élu.es.

1974 – 1979. AGENA, notre aïeule
Accusée à tort d’être sous la coupe de « gauchistes », l’AGENA (Association GEssienne de défense de la NAture) ne reçoit pas le soutien des élu.es. Bien que son projet de Réserve, soutenu par 26 associations, n’aboutisse pas à cette période, l’AGENA pose de premiers « petits cailloux » dans l’esprit des Gessiens, faisant progresser l’idée d’une Réserve.
Qui plus est, l’AGENA donnera en 1979 naissance à une autre association… les Ami.es de la Réserve Naturelle !

visite sur le terrain avec des membres du CNPN (JP Raffin – A Reille) accompagnés par J Bordon

1978 — 1984. Une Réserve au cœur d’un PNR ?
En 1979, c’est au tour d’élu.es, mené.es par le sénateur Roland Ruet et le maire de Farges, Daniel Juliet, de porter un projet de protection mais ils envisagent un espace protégé restreint, au cœur d’un vaste PNR (Parc Naturel Régional), outil de développement territorial et non protection. Les élu.es rejettent le projet de peur de générer une « usine à gaz » (dixit Roger Anselme !).

1985 – Retour en grâce de l’idée de Réserve
Certain.es élu.es, notamment Roland Ruet et Pascal Meylan, maire de Ferney, se rendent à l’évidence : le développement urbain et touristique du pays de Gex et de la Haute-Chaine, qui s’accélère, ne peut se faire sans préserver le patrimoine naturel du territoire. Ils portent donc à nouveau l’idée d’une Réserve Naturelle.

A partir de 1985. Du rêve à la réalité…
La même année, les Ami.es de la Réserve Naturelle, présidé.es par Louis Burnod, déposent un projet associatif définissant les limites d’une grande Réserve et proposant la charte associée. Parmi les naturalistes artisans de ce projet ambitieux, citons Jacques Bordon, Pierre Roncin, Pierre-Maurice Laurent et Jean-Louis Rolandez, ainsi que Jean Dorgelo, chargé de mission.

Il faudra de longues discussions et négociations (voir article de Pierre-Maurice Laurent sur la genèse de la Réserve ) pour trouver un compromis acceptable par tou.tes les partenaires, des élu.es aux propriétaires de chiens, en passant par les chasseurs et chasseuses (parmi lesquel.les le Dr Corcelle). La question de la chasse au sein de la Réserve fait d’ailleurs, toujours de nos jours, couler beaucoup d’encre et de salive…

Parmi les secteurs qui auront pu être placés en Réserve si le projet associatif (14 000 ha contre 11 000 ha finalement retenus) avait été adopté :
• Au Sud, la Réserve intégrerait les précieux milieux naturels de la Combe d’Enfer et des environs du Fort l’Ecluse, notamment ceux aux influences méditerranéennes.
• Côté Valserine, le projet associatif prévoyait de rejoindre la rive gauche de la Valserine (ainsi que la tourbière du Niaizet en rive droite, à Lélex) afin d’inclure toute la diversité des milieux qui occupent la Haute-Chaine dans son ensemble.
• Côté bassin lémanique, l’ensemble des bas-monts aurait bénéficié de mesures de gestion grâce à la Réserve, afin de contrer la fermeture de ces milieux riches floristiquement.
Autres compromis restant à atteindre : mettre fin aux coupes forestières avec engins dégradant les fragiles pessières et au piétinement par le bétail de la seule tourbière à sphaignes de la Haute-Chaine, vers la Greffière. Les discussions continuent…

1987 – Le Conseil National de la Protection de la Nature en visite sur la Haute-Chaine
Le 16 juillet, guidé.es par Jacques Bordon et Christian Grospiron (maire de Lélex et président du « groupe des élus gessiens pour la Réserve »), des représentants du Ministère de l’Environnement et des scientifiques du CNPN (Conseil National de la Protection de la Nature) découvrent quelques joyaux de la Haute-Chaine. En particulier, Chantal Bonnin-Luquot, Antoine Reille et Jean-Pierre Raffin sont impressionné.es par les associations végétales d’exception du Crêt de la Neige que sont la pinède à lycopodes et la pinède sur éboulis froids, de même que le spectaculaire canyon de la Haute-Chaine. Cette visite marquera les esprits des scientifiques et fera avancer la cause du projet de Réserve Naturelle à l’échelle nationale.

1991 – 1993. Le Conseil National de la Protection de la Nature met définitivement la Réserve sur les rails
Quelques années après la venue de certain.es membres du CNPN sur la Haute-Chaine, en complément de la présentation du rapporteur Gilles Benest, deux personnalités gessiennes interviennent à Paris : le sous-préfet de Gex, M. Guillaume, et Roger Anselme qui représentait les élu.es. En tant qu’expert scientifique, Jacques Bordon, par sa connaissance pointue de la flore et la faune de la Haute-Chaine, contribuera à convaincre les scientifiques du CNPN de l’intérêt de la Réserve, qui sera finalement actée en 1993.

Gérée d’abord par GERNAJURA, association regroupant élu.es, propriétaires, alpagistes, ONF (Office National des Forêts), ARN et Amicale des Chasseurs, la Réserve sera plus tard (2003) prise en charge par la Communauté de Communes du Pays de Gex (devenue Pays de Gex Agglo).
Le rôle des ARN n’en reste pas moins crucial pour la défense de la nature de la Haute-Chaine. Outre les actions de sensibilisation à la nature, qui est sans doute la part de nos activités que vous connaissez le mieux, nos bénévoles se font porte-parole des intérêts de la faune et de la flore de la Réserve dans les instances officielles que sont le Comité Consultatif (« Parlement de la Réserve ») et le Comité de Suivi des Travaux (https://www.rnn-hautechainedujura.fr/fonctionnement-2/instances-2/).

1994 – Premières Rencontres Jurassiennes
Grand.es absent.es des instances de gestion de la Réserve Naturelle, les scientifiques doivent par eux-mêmes, à l’initiative de Jacques Bordon, organiser des Rencontres Jurassiennes afin de partager leurs recherches et observations (voir la présentation des intentions dans l’avant-propos des actes de ce colloque). Autour de Jacques, sans prétendre à l’exhaustivité, citons l’énorme investissement d’Alice Thorndahl, Jocelyne Boch et Jacques Duthion ainsi qu’Alexandre Malgouverné, Fernand Jacquemoud, Pierre-Maurice Laurent, Louis Burnod et Jean-Jacques Sacchi, faisant de cet événement une réussite.
Hélas, cette première édition est boudée par les élu.es, ce qui fait dire à Jacques Bordon : « Je déplore l’absence des élus gessiens à ces Rencontres Jurassiennes. Je suppose qu’ils ne jugent pas utile d’être informés sur les réalités scientifiques avant de prendre leurs décisions en matière de gestion du territoire ». Un constat qui, hélas, est encore d’actualité pour bon nombre d’élu.es…

D’autres éditions suivront, sur différents sites, jusqu’à la 6ème édition en 2015 (déjà !) sur le site de la Réserve Naturelle de Remoray (Doubs). Nous ne désespérons pas de pouvoir, un jour, organiser les 7èmes Rencontres qui avaient été annulées en 2021 pour cause de pandémie planétaire…
Véritables colloques scientifiques de grande qualité, ces Rencontres donneront lieu à plusieurs ouvrages regroupant les différentes interventions pour constituer des ouvrages de référence sur l’histoire de la Réserve (dont l’historique de Roger Anselme qui nous a été d’une grande utilité pour cet article !) et la nature de la Haute-Chaine ainsi que sur des problématiques allant bien au-delà de notre territoire, comme la question, toujours d’actualité : « Gérer la biodiversité, nécessité ou fatalité ? ».

A partir de 2006. Enfin, les scientifiques sont écouté.es !
La Réserve Naturelle se dote d’un Conseil Scientifique afin d’éclairer les choix de gestion de la Réserve, comme proposé dès 1984 par les naturalistes dans leur projet associatif.
En 2009, la Réserve Naturelle accueillera même le Congrès des Réserves Naturelles de France.

Deux ans plus tard, la « Maison de la Réserve Naturelle » et son exposition permanente, largement élaborée par Pierre-Maurice Laurent qui continue de réaliser des visites guidées, est inaugurée. Hélas, située au sein de Pays de Gex Agglo, cette « Maison » n’est pas accessible les weekends, ce qui ne facilite pas l’appropriation de notre joyau naturel par les Gessien.nes. Les ARN continuent à défendre la création d’une Maison de la Réserve digne de ce nom, plus largement ouverte au public (voir article sur le Col de la Faucille).

Au fil des années, de nombreuses études ont été conduites sur la Haute-Chaine, parmi lesquelles l’étude d’ampleur concernant le Reculet – Crêt de la Neige (2016), qui a fait l’objet du premier cahier de la Réserve Naturelle (https://www.rnn-hautechainedujura.fr/actu-1/) et a bénéficié d’une présentation au grand public, notamment via des conférences à deux voix réalisées par Jacques Bordon et Alexandre Malgouverné.

Et maintenant… quel avenir pour la Réserve Naturelle dans les décennies à venir ?
Il est entre les mains de l’équipe salariée qui prend soin d’elle (et qui vous dira tout – ou presque – lors de notre AG du vendredi 16 février prochain… à vos agendas !) ainsi que de l’ensemble des gestionnaires et partenaires.
Les Ami.es de la Réserve comptent bien continuer à jouer ce rôle de sentinelle, garante des objectifs de préservation qui ont présidé à la création de la Réserve ! Nous tenterons ainsi de suivre le chemin tracé par les illustres naturalistes militant.es qui nous ont précédé.es !

Marjorie Lathuillière, avec l’aide précieuse de Jacques Bordon