Les lichens, la vie à deux et la qualité de l’air

Lobaria pulmonaria : c’est moi !

1 + 1 =… 1 ! C’est l’équation originale des lichens, organismes fascinants, résultants de l’association entre un champignon et une algue. Nous avons eu la chance de rencontrer le plus médiatique représentant de ce taxon, bien présent sur la Haute-Chaine : Lobaria pulmonaria.

Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?

Bonjour, je suis un lichen. Plus exactement, je suis le champignon qui, associé à ma collègue algue, constitue le lichen Lobaria pulmonaria.

Vous êtes donc un organisme bicéphale ?

Nous formons un organisme stable grâce à la symbiose de deux (voire trois) partenaires, de la même façon que votre appareil digestif abrite une multitude de microorganismes. Les plus optimistes de vos scientifiques honorent notre capacité à associer nos compétences complémentaires pour vivre ensemble. Ainsi, moi le champignon, je me charge de la fixation, de l’architecture et de la protection et je capte l’eau et les sels minéraux de notre environnement. L’algue qui m’accompagne assure quant à elle la photosynthèse pour notre alimentation à tous les deux. En nous associant, nous formons un lichen qui ne ressemble ni au champignon seul ni à l’algue seule ; il s’agit d’un nouvel être vivant à part entière.

Schéma (à gauche) et vue au microscope électronique (à droite) d’une coupe de lichen foliacé

Vous parlez des optimistes… qu’en est-il des pessimistes ?

Etant donné que seul le champignon se reproduit et qu’il ne peut pas vivre seul, contrairement à l’algue avec qui il s’associe, certain.e.s considèrent qu’un « lichen est un champignon lichénisé qui assure sa nutrition en emprisonnant des phytosymbiotes microscopiques » (définition de l’AFL – Association Française de Lichénologie). Il s’agirait alors plus d’une prison dorée…

Les phytosymbiotes sont les algues, n’est-ce pas ?

C’est cela ! Il y a quelques cyanobactéries (ou « algues bleues ») mais dans 90 % des lichens, il s’agit d’algues vertes. Ce sont elles qui deviennent visibles lorsque les lichens, comme moi, se colorent de vert à l’état humide, sous la pluie par exemple.

Anaptychia ciliaris à l’état sec (à gauche) et à l’état humide (à droite)

Et vous, à quelle « famille » de champignons appartenez-vous ?

Comme 98 % des champignons lichénisés, j’appartiens aux Ascomycètes. Les lichens sont d’ailleurs classés selon la classification de leur champignon puisqu’ils assurent la reproduction sexuée.

Comment se déroule-t-elle ?

Classiquement pour un champignon : par la production de spores ! Mais nous n’arborons que très rarement ce qui ressemblerait aux fructifications des champignons tels qu’on se les représente. Notre spécialité, ce sont les apothécies. Ce sont elles qui produisent et émettent les spores contenant notre matériel génétique. Ensuite, il leur suffit, si j’ose dire, de rencontrer l’algue de la bonne espèce pour former un nouveau thalle.

Où se trouvent les apothécies et comment les reconnait-on ?

La position et l’apparence des apothécies sont très variables selon les espèces. On peut toutefois noter qu’elles ressemblent souvent à des coupes, plus ou moins pédicellées, plus ou moins creuses, plus ou moins ornées, etc. Mon voisin habituel sur les écorces de hêtre, Graphis scripta, fait partie des lichens à lirelles : son thalle est creusé de sillons évoquant une écriture énigmatique. D’autres encore fabriquent leurs spores au cœur de petites verrues ou dans des outres creusées dans le thalle.

Comment sont vos apothécies ?

En ce qui me concerne, les apothécies, peu fréquentes, sont formées d’un disque de 2 à 4 mm d’un beau brun-rouge qui est du plus bel effet sur le vert tendre de mon thalle ! Elles possèdent un bord très mince qui disparait vite.

Cela vous donne un petit air de feuille de chou à varicelle…

(Soupir)… Vous feriez mieux de ne pas trop vous moquer car c’est votre espèce qui m’a nommé Lobaria pulmonaria sous prétexte que mon thalle ressemblait (vaguement !) à des poumons et, pire, qui a longtemps pensé que je pouvais soigner les troubles respiratoires selon la théorie des signatures de Paracelse !! D’ailleurs, je suis encore utilisé en homéopathie sous le nom de Sticta pulmonaria…

Certes… revenons à votre thalle : on imagine souvent les lichens comme de petits êtres vivants mais vous avez une belle taille !

Oui, je suis le plus grand (certain.e.s ajouteront le plus beau) des lichens de France. Voyez un peu : je peux atteindre 50 cm de diamètre ! Autant dire qu’on me voit de loin ce qui fait effectivement plutôt figure d’exception dans le monde des lichens. Je suis d’ailleurs également l’un des lichens les plus faciles à identifier. Difficile de me confondre avec un autre !

Il est vrai que vous êtes atypique. J’imaginais tous les lichens comme des petites croutes voire des petites mousses sur les écorces des arbres.

Quelle vision réductrice ! En premier lieu, nous ne sommes PAS des mousses. Nous cohabitons parfois, voilà tout. Ensuite, certes, 90 % des lichens ont un thalle crustacé, c’est-à-dire formant une « croute » sur leur support mais quelle diversité de formes, de textures, de couleurs, de degré d’adhérence ! En ce qui me concerne, je fais partie des thalles foliacés, plus ou moins en forme de feuilles mais avec, là encore, une grande variabilité. Et il y a encore d’autres types de thalles (voir ci-dessous).

Cela dit, cette classification, pratique pour votre œil d’humain, ne correspond en rien aux critères de parenté phylogénétique entre les espèces. Quant à l’identification, certaines espèces, comme moi, peuvent être identifiées sur le terrain, parfois en utilisant des réactifs (avis aux nostalgiques du « petit chimiste »…) mais la plupart des 3 000 espèces de France métropolitaine nécessite un examen microscopique…

Que doivent observer les lichénologues au microscope… les algues ?

C’est bien sûr possible mais pour identifier une espèce, ce sont surtout les spores qui comptent : leur nombre, leur forme, leurs ornementations… Mais cela est possible quand les spores sont présentes. Or c’est loin d’être systématique car la multiplication végétative est très répandue chez nous.

Mes apothécies (photo Jymm / Wikimedia commons)
Les verrues blanchâtres sont des isidies s’étant ouvertes en soralies. Notez la couleur brune de mon thalle sec.

Comment se déroule-t-elle ?

L’avantage de la multiplication végétative est qu’on disperse un petit peu de champignon et un petit peu d’algue en même temps, ce qui évite l’étape plus qu’aléatoire de recherche d’une algue partenaire qui est inhérente à la reproduction par spore. Le principe est donc de former des petites structures contenant les deux symbiotes et prêtes à être emportées par l’eau ou le frottement. Les deux structures les plus fréquentes sont les isidies et les soralies. Dans les premières, les excroissances sont protégées par du cortex donc les isidies ressemblent au thalle alors que les soralies correspondent à des déchirures du cortex et ont donc un aspect souvent poudreux. Mais tous les intermédiaires existent. En ce qui me concerne, je produis des isidies sur les « côtes » de mon thalle, qui évoluent souvent en soralies.

Que deviennent ces isidies ou ces soralies quand elles se détachent de votre thalle ?

Elles ne se développeront que si elles arrivent sur un support adapté et dans des conditions favorables. Dans mon cas, il faut qu’elles se fixent sur une écorce, avec une nette préférence pour les écorces de feuillus, notamment les hêtres et les érables. C’est pourquoi je suis assez fréquent sur la Haute-Chaine du Jura !

Tous les lichens ne sont pas inféodés aux écorces ?

Non, loin de là ! Outre les corticoles, on trouve les saxicoles sur les rochers et les terricoles au sol, sans compter les folicoles, les muscicoles, les lignicoles, les humicoles, etc. Je pourrais ajouter les « n’importe-quoi-coles » car certains d’entre nous font preuve qu’une grande adaptabilité et s’installent sur du métal, du béton et tout autre support totalement artificiel de votre production !

Comment les lichens arrivent-ils à vivre sur des supports inertes ?

Comme vous le dites, il s’agit de supports. Certes, il existe des interactions entre le lichen et le support pour l’ancrage, avec parfois des préférences concernant la nature chimique du support. Ainsi, les lichens calcifuges ne se trouvent que sur les rochers silicieux (pratique pour repérer un bloc erratique siliceux dans le pays de Gex !) alors que les lichens calcicoles s’installent sur des rochers calcaires. Au-delà de cet aspect technique, le lichen puise toutes ses ressources dans l’air (eau, sels minéraux) et le reste de son environnement (énergie de la lumière pour la photosynthèse).

Est-ce pour cela que vous êtes souvent des pionniers ?

Oui ! Cela a été le cas dans l’histoire du vivant : nous avons été parmi les premiers organismes à conquérir les terres émergées. Cela est encore le cas chaque jour quand un lichen s’installe dans une anfractuosité de rochers. L’air lui suffit pour vivre donc ce sont ses matières organiques mortes qui constitueront une ébauche de sol sur laquelle d’autres êtres vivants viendront s’installer !

C’est aussi pour cette raison que nous sommes de très bons indicateurs de la qualité de l’air (surtout de la concentration en SO2) : toute notre vie en dépend !

Les lichens sont-ils tous des bioindicateurs ?

Non, certaines espèces sont plutôt indifférentes à la qualité de l’air tandis que d’autres sont très résistantes à la pollution au SO2. Elles ont d’ailleurs connu un grand essor sur les arbres des bords de route ces dernières décennies… En ce qui me concerne, je fais partie des espèces les plus sensibles à la pollution atmosphérique. Si vous me rencontrez, vous pouvez donc vous réjouir doublement : vous avez la chance d’admirer un magnifique lichen et vous pouvez respirer à pleins poumons !

Que se passe-t-il si votre environnement devient défavorable ?

La température n’est pas vraiment un problème puisque nous supportons des températures extrêmes (de -75°C à +50°C). Par contre, nous avons un besoin vital d’eau et nous n’avons accès qu’à celle des précipitations. Nous sommes capables d’entrer dans une forme de dormance, en devenant très secs. Notre plastique y perd beaucoup mais nous ne sommes pas morts et nous sommes capables de reviviscence dès le retour de la pluie ! En revanche, ces épisodes de dormance et notre dépendance aux ressources de l’air rend notre croissance trèèèès lente : de 0,1 à 10 mm par an (en moyenne : 1 à 2 mm) ! Nombre d’entre nous sont donc pluricentenaires…

En cas de pollution atmosphérique prolongée, c’est la disparition des espèces sensibles. Nous sommes alors remplacées par des espèces plus toxico-tolérantes. Lorsque même ces espèces disparaissent, c’est une mauvaise nouvelle pour vos poumons !

Nous, comme vous, avons donc intérêt à ce que la pollution atmosphérique diminue…

Tout à fait ! En ce qui nous concerne, si vous pouviez également arrêter de brosser les écorces de vos arbres et les tuiles de vos toits en pensant à tort que nous abimons ces supports, cela ferait le plus grand bien à de nombreuses espèces… Hélas, ce « conseil » est toujours prodigué par certains ouvrages ou sites de jardinage. Petite précision, au passage : si vous voyez de nombreux lichens sur les arbres morts, ce n’est pas parce que ces lichens ont causé la mort des arbres mais parce que certains s’installent sur le bois mort et/ou parce qu’on les voit mieux quand l’arbre n’a plus de feuilles !

Y a-t-il d’autres menaces auxquelles vous êtes confrontés ?

La principale, comme pour l’immense majorité des espèces vivantes, est la destruction de notre habitat : abattage des arbres, retournement de prairies naturelles, pratique des « loisirs motorisés » en milieu naturel, etc.

Enfin, certains d’entre nous sont surexploités, notamment les cladonies qui sont pénalisées par leur ressemblance avec des arbres miniatures et sont donc utilisées pour les décors de Noël, de circuits de train, etc.

Nous voilà donc averti.e.s ! Merci à vous et à bientôt… en forêt !

Pour aller plus loin, vous trouverez de nombreuses informations et notamment des fiches espèces richement illustrées sur le site de l’AFL (http://www.afl-lichenologie.fr). Le numéro de La Salamandre sur les lichens (N°148 de février-mars 2022 – https://www.salamandre.org/publication/salamandre-148-lamour-des-lichens/) et le cahier technique des clubs Connaitre et Protéger la Nature (https://www.fcpn.org/publications_nature/doc_cpn/Cahiers-techniques/lichen-de-quoi-ai-je-lair) vous permettront d’être incollables – ou presque – sur les lichens. Enfin, pour débuter dans l’identification des lichens, la collections « Fous de Nature » de Belin est incontournable avec ses 3 tomes sur les lichens (lichens des arbres – https://www.belin-editeur.com/guide-des-lichens-de-france, des sols et des rochers).

Marjorie Lathuillière