Les collemboles, infatigables artisans du sol

Dicyrtomina ornata : c’est moi ! (Photo Stéphane Guy)

Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?

Bonjour, je suis un collembole. Vous voyez à mon corps globuleux que je suis un symphypléone car mes cousins, les arthropléones, ont un abdomen allongé nettement segmenté. Parmi les 8 000 espèces de collemboles (dont 2 000 en Europe), j’appartiens à celle que les scientifiques nomment Dicyrtomina ornata. Hélas, nous n’avons pas eu l’honneur de nous voir attribuer un nom vernaculaire donc beaucoup d’entre vous ignorent notre existence.

Exemple d’un de mes cousins arthropléones (Photo Stéphane Guy)

Il faut dire que votre taille ne vous rend pas facile à observer… Mais je vois que vous possédez 3 paires de pattes… vous êtes donc un insecte ?

Et non ! Je fais bien partie des Hexapodes, animaux à 6 pattes, mais j’appartiens à l’ordre des Collemboles, que les biologistes ont certes longtemps classés parmi les Insectes mais des études plus approfondies ont modifié cette classification. Nous sommes donc officiellement, en 2022, de la classe des Entognathes, autrement dit : ceux dont les pièces buccales sont cachées.

C’est donc vous qui, avec les Diploures et les Protoures, constituez le groupe des « Hexapodes primitifs » ?

Oui, c’est un terme que vous, humains, utilisez mais je trouve cette appellation légèrement péjorative… En fait, si nous n’avons que peu évolué depuis des millions d’années, c’est tout simplement parce que nous sommes depuis tout ce temps parfaitement adaptés à notre environnement !

Justement, parlons-en ! Où vivez-vous ?

Nous sommes les petits animaux de la litière qui bondissent tel du popcorn si nous sommes dérangés. Les plus grands d’entre nous mesurent plus de 5 mm mais la majorité est beaucoup plus petite. Vous voyez à mes superbes couleurs que je fais partie des épi-édaphiques : je vis sur le dessus du sol. Mes camarades et moi sommes en général très colorés (jaune, rouge, bleu, rose, violet…), contrairement à nos cousins qui vivent dans le sol ou dans les grottes. Pour eux, des couleurs seraient inutiles.

Un autre de mes cousins arthropléones, probablement Neanura muscorum (Photo Stéphane Guy)

Etes-vous les seuls habitants de la litière et du sol, avec les célèbres lombrics ?

Oh non, loin de là ! Pour vous donner une idée, un hectare de sol forestier contient plus d’êtres vivants qu’il n’y a d’humains sur toute la planète ! Et plus de 25 % des espèces animales et végétales connues vivent dans le sol…

Puisque la vie est si riche dans et sur le sol, comment échappez-vous aux prédateurs, avec ces couleurs vives, d’autant que vous n’avez ni ailes ni pattes sauteuses ?

Justement, nos couleurs vives constituent une formidable tenue de camouflage dans la litière, au milieu des brindilles et feuilles mortes de toutes les couleurs… Et puis, nous disposons d’une arme secrète, propre à notre ordre : la furca.

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de la fourche que vous voyez actuellement repliée sous mon abdomen, au repos. Dès qu’un danger survient, je déplie ma furca qui, tel un ressort, me propulse dans les airs (enfin, toutes proportions gardées mais mon bond atteint plusieurs cm !). Les anglais nous appellent d’ailleurs « springtails » ou… « queues sauteuses » ! Comme pour les couleurs, nos cousins qui ne quittent jamais le sol n’en possèdent pas… Imaginez de quoi ils auraient l’air à essayer de faire des bonds de géants dans les interstices du sol !

Vue ventrale montrant la furca en position de repos mais prête à se déplier… (Photo Tony Wills)

C’est sûr ! Vous échappez donc souvent aux prédateurs. Et de votre côté, de quoi vous nourrissez-vous ?

Nous faisons partie de la grande corporation des décomposeurs. En forêt tempérée, ce sont 3 à 5 tonnes de feuilles qui tombent chaque année sur un hectare ! Si vous pouvez vous promener en forêt sans avoir à nager au milieu des feuilles mortes, déjections et autres restes de repas, c’est grâce à nous : selon les conditions, nous décomposons entre 40 % et 90 % des feuilles tombées au sol en une année !

Expliquez-nous cela…

Nous ne sommes ni végétariens ni carnivores ; nos repas se composent de la matière organique morte qui tombe au sol ainsi que de champignons et de lichens. Comme dans toute famille, il y a quelques originaux qui sont prédateurs mais ils constituent une minorité. La plupart d’entre nous jouent un rôle primordial dans la décomposition de la matière organique morte. Certaines espèces arrivent parmi les premiers sur une feuille morte, avec les cloportes, certaines larves d’insectes et les champignons.

Quel est votre rôle ?

La fragmentation ! Nous découpons la feuille en morceaux de plus en plus petits, que d’autres espèces pourront continuer à broyer, triturer, transformer… En se mélangeant aux argiles déjà présentes dans le sol, cette matière organique va former l’humus à l’odeur si caractéristique qui parfume certains sous-bois (et votre terreau).

Exemple de réseau trophique du sol (extrait d’un manuel SVT, éd. Belin)

Que devient cette matière organique fragmentée ?

A ce stade, nous ne sommes plus équipés pour intervenir. Ce sont des bactéries et autres microorganismes qui transforment cette matière organique en matière minérale, bouclant ainsi le cycle de la matière.

C’est-à-dire ?

Vous n’êtes pas sans savoir que les végétaux chlorophylliens sont à la base des chaines alimentaires car ils sont les seuls à pouvoir produire de la matière organique à partir des éléments minéraux du sol et de l’air, via la photosynthèse. Sans nous, cela fait bien longtemps que les sols auraient été vidés de tout sel minéral et que toute vie aurait disparu. Et ce n’est qu’un des précieux rôles du sol.

Donc, en contribuant à transformer la matière organique morte en matière minérale, vous permettez aux sols d’être toujours riches en éléments minéraux ?

Oui, enfin, sauf quand les humains s’en mêlent avec leur souci de productivité à outrance… Au lieu de considérer le sol pour ce qu’il est, un écosystème vivant sans lequel la vie sur Terre serait tout simplement impossible, certains d’entre vous le voient comme un support inerte pour leurs activités.

Quelles sont les activités en cause ?

Il y a bien sûr l’asphyxie pure et simple des sols par l’artificialisation due à vos constructions, routes, etc. mais même quand le sol est à l’air libre, les méthodes agricoles dites « modernes » conduisent bien souvent à la mort du sol et de tous ses habitants par la même occasion. Vous préférez empêcher le sol de se régénérer naturellement et ajouter ensuite des engrais chimiques. Nous ne comprenons pas cette logique mais sans doute ne sommes-nous pas assez intelligents… Votre espèce est capable de détruire en quelques décennies un sol qui a mis plus de 10 000 ans à se former. Et je ne parle pas du dérèglement climatique…

Que proposez-vous à la place ?

Tout simplement de revenir à des pratiques plus respectueuses des cycles naturels et qui préservent les décomposeurs que nous sommes et même (ça me coûte de le dire) nos prédateurs ! Heureusement, certains d’entre vous ont conscience de l’importance des sols et ont même compris que nous, les collemboles, sommes des bio-indicateurs.

Donc en vous étudiant, les scientifiques sont capables d’évaluer l’état de santé d’un sol ?

C’est cela ! Et donc d’agir en conséquence pour restaurer les sols. Le mieux étant, bien sûr, de ne pas dégrader les sols.

Concrètement, que peut-on faire, par exemple, quand on possède un jardin ?

Premièrement, éviter de maltraiter le sol en le retournant. C’est la mort assurée pour tous ses occupants qui ne supportent que le frais et l’obscurité du sol et qui se retrouvent en un instant sous la lumière et la chaleur du soleil. Au contraire, un travail du sol en douceur et en surface est tout à fait suffisant. Et encore mieux : maintenir en permanence une couverture sur le sol (feuilles, paille, déchets verts…) afin que nous nous sentions comme dans les milieux naturels pourvus d’une litière. Deuxièmement, utiliser des engrais naturels (engrais verts, fumier… c’est la fête du goût pour nous, les décomposeurs !) et proscrire les pesticides. Enfin, pour les plus techniques d’entre vous, vous pouvez réaliser des associations et rotations de cultures pertinentes pour avoir un sol riche de tous les éléments minéraux nécessaires à la croissance des végétaux.

Et bien, merci pour ces conseils et peut-être à une prochaine fois !

Avec plaisir ! Même sans jardin, vous pouvez nous observer lors d’une balade en forêt : baissez-vous avec une loupe à la main et explorez la litière…

Pour aller plus loin, vous pouvez explorer la « Planète collemboles – la vie secrète des sols » (J Cortet, P Lebeaux, éd. Biotope) ou vous régaler des photos de Bruno Schultz (https://bruno-schultz.jimdofree.com/) et de Stéphane Guy qui nous a gracieusement autorisés à utiliser certaines photos (http://lemondeminuscule.com/Galerie/index.html) pour illustrer cet article : merci à lui ! Pour les jardiniers, vous trouverez informations et conseils pratiques dans « Les clés d’un sol vivant » (B Leclerc, éd. Terre vivante) et, pour les plus jeunes, de nombreuses activités dans le cahier technique « Les loca-terres du sol » réalisé par les CPN (https://www.fcpn.org/publications_nature/doc_cpn/Cahiers-techniques/les-loca-terres-du-sol).

Marjorie Lathuillière